CHAPITRE V

De nouveau, ils étaient enfermés dans le cabinet gouvernemental. Et de nouveau, Toyosuma mesurait le poids de ses responsabilités, tantôt forces, tantôt fardeaux. C’était la dix-septième fois qu’il rencontrait le Gouverneur et le Commissionnaire Martin, et il avait pris goût à ces bras de fer épuisants qui nécessitaient bien plus de doigté que ses rapports avec les Orthodoxes.

Être le Directeur de l’École au sein de l’École était facile ; il bénéficiait d’un appui extraordinaire, né d’une volonté de renouveau que partageaient même de nombreux Orthodoxes. Il n’avait qu’à pousser, avec un minimum d’explications, et l’élan de la nouveauté faisait le reste. Être le Directeur de l’École en face du Pouvoir Homéocrate était d’une rare complexité, parce que l’allégeance de ses prédécesseurs l’avait placé d’emblée en porte à faux avec le processus même des relations Tashent – État. La première fois, Martin était venu accompagné de Naï Semar.

— Que fait Semar ici ? avaient été les premiers mots de Toyosuma.

Le Gouverneur n’ayant pas su répondre, Martin l’avait fait pour lui :

— Naï Semar m’assistera dans l’étude déontologique des nouveaux objectifs de l’École.

— Il n’a aucun mandat officiel ! avait objecté Toyosuma. Rien ne vous empêche d’avoir recours à lui dans votre propre administration, mais je refuse sa présence à notre entretien.

Semar avait prudemment conservé le silence, le Commissionnaire également.

— Monsieur le Gouverneur, faites sortir cet individu !

L’interpellé avait longuement fixé ce nouveau Directeur, jaugeant le personnage et son adéquation à la fonction. Jugeant que sa jeunesse apparente ne nuirait pas à l’exercice de ses responsabilités, il avait fini par céder.

— Sortez, maes, avait-il ordonné. Votre présence est abusive. (Puis, se tournant vers Martin :) Un Commissionnaire devrait aussi surveiller l’étiquette.

Toyosuma avait compris que, tout ligoté qu’il fût par les tentacules de la C.E., le Gouverneur n’en était pas forcément le jouet et saurait saisir les perches que l’École lui tendrait, pour autant qu’elles lui convinssent.

C’était justement le problème. Non pas que le Gouverneur eût quelque mauvais sentiment à l’égard de l’École, des Autonomes ou même de Tashent, loin de là, mais sa place dépendait conjointement du Conseil Homéocrate et du Sénat Lamarien. Or, le Sénat était renouvelé tous les quatre ans, et la prochaine échéance tombait dans huit mois. La Constitution lamarienne donnait une voix à chaque Conseiller et une voix à chaque Sénateur, soit une moitié pour chaque institution.

Présentement, Le Gouverneur savait ne pouvoir compter que sur un peu plus de cinquante pour cent du Conseil et certainement moins du tiers du prochain Sénat : il allait sauter, parce que la Commission avait choisi Lamar pour casser ce kineïre bohème. Aussi subissait-il Martin, par dépit et parce qu’il existait une infime chance que la C.E. conservât le contrôle du futur Sénat.

Néanmoins, Toyosuma lui ayant démontré que l’École Tashent pouvait exercer une influence considérable sur l’humeur de l’électorat, il tergiversait, ménageait les deux camps et laissait faire tout ce qui n’exigeait pas d’intervention ferme et définitive.

Avant que Martin n’arrivât, délibérément prévenu à la dernière minute, Toyosuma avait débité très vite ce qui pouvait aisément passer pour un discours de pression.

— Quand le Commissionnaire nous aura rejoints, je vais vous soumettre un projet qui risque de vous faire bondir tous les deux. Je vous demande de considérer qu’il tient beaucoup à cœur à l’ensemble de l’École et que sa mise en place sera extrêmement populaire. Réfléchissez-le dans le détail, et comprenez que l’impact de prestige qu’il représente pour nous est absolument indispensable à la relance de l’École.

Son interlocuteur n’avait pas répondu. Il s’était croisé les mains sur le ventre, confortablement installé dans son fauteuil, et s’était détendu. Cette fois, Toyosuma avait intérêt à ce que sa requête fût importante : le Gouverneur ne pouvait plus se permettre de contrer la Commission pour des vétilles, il avait toléré la mini-révolution des Autonomes et l’expulsion de Wval et Semar ; il avait accepté le retour des Bohèmes dans l’École et il avait bien voulu cantonner le détachement du capitaine Conda à l’extérieur, parce que les arguments légaux de Toyosuma étaient irréfutables, mais surtout parce que si cela ne rapportait pas grand-chose, cela ne coûtait rien non plus.

Maintenant, Martin l’avait prévenu, le Président du Conseil Homéocrate l’avait mis en garde et le chef de la C.E. n’avait pas cherché à déguiser ses menaces. S’il favorisait encore une fois les Bohèmes, il ne terminerait pas son mandat, dans le meilleur des cas. Le Gouverneur avait trop d’intérêts extra-politiques pour ne pas reconnaître le plus pressant danger. Le poids de Tashent sur les votes était une paille.

Toyosuma n’avait pas apprécié la brusque et silencieuse relaxation du Gouverneur ; elle était du plus mauvais augure. A présent, Martin était là, il n’avait plus le temps de chercher les raisons de ce mutisme décontracté.

— J’espère que vous ne m’avez pas dérangé pour une nouvelle lubie, Toyosuma ! jeta l’arrivant en s’installant dans le siège voisin du Tashent. J’ai suffisamment de problèmes avec vos gitans.

Manifestement, il était très fier de sa mauvaise plaisanterie.

— Il ne fallait pas vous déranger, railla Toyosuma. L’Éthique n’a rien à redouter de l’École, à moins que l’humanisme soit désormais prohibé.

— Je doute que l’hébergement d’extrémistes soit humaniste.

— S’ils sont si dangereux, pourquoi n’ont-ils pas carrément été emprisonnés ?

— Si cela ne tenait qu’à moi…

— Martin ! s’interposa le Gouverneur. Vous êtes là pour faire respecter l’Homéocratie, pas pour remettre en cause ses fondements libéraux !

Toyosuma était satisfait. Martin était facile à piéger, et ses positions fascisantes irritaient le Gouverneur, bien plus modéré. A défaut de savoir où et comment frapper, lui pouvait toujours diviser.

— Qu’on en finisse, Toyosuma, enjoignit le Gouverneur. Qu’êtes-vous venu quémander ?

« Aïe ! » pensa Toyo. « Martin n’est pas la seule cible. »

— A l’occasion de la prochaine rentrée et pour fêter la nouvelle direction, l’École souhaite organiser un week-end kineïque : quarante-huit heures standard de spectacle et de projection…

— Hors de question ! coupa le Commissaire.

— … Gratuits, offerts par l’École Tashent et, si vous souhaitez vous y associer, le gouvernement lamarien. Ce sera l’occasion de rendre hommage à Yolo Tashent et de montrer, par nos créations, l’excellence de son enseignement dont nous reprenons le flambeau…

— Vous perdez votre temps, intervint à nouveau Martin. L’embargo sur l’amplikine ne sera pas levé.

— …. Nous présenterons aussi les travaux de nos meilleurs élèves et pensons inviter quelques kineïres de diverses écoles, disons de l’Institut, des Cours Baylibains, de l’université Torite, et enfin Tomaso, comme représentant des tentatives autodidactes. L’objectif avoué de mon établissement étant d’égaler la production de Chimë, tant d’un point de vue qualitatif que quantitatif, cette fête servira à démontrer le peu de chemin qu’il nous reste à parcourir…

— Vous délirez, Toyosuma ! l’interrompit une fois encore le Commissionnaire. Vous ne réussiriez qu’à démontrer votre incompétence. Mais rassurez-vous, nous ne laisserons pas faire ça.

— … Elle deviendra notre repère pour les années à venir.

Toyosuma se croisa les bras sur la poitrine.

— Vous avez fini ? s’enquit Martin.

— J’ai fini.

— Alors, au revoir.

Et il se leva, tout sourire, pour sortir du cabinet.

— Asseyez-vous ! tonna le Gouverneur. Où vous croyez-vous ? Vous quitterez ce bureau quand je vous l’aurai permis !

— A votre guise. (Le Commissionnaire s’exécuta de mauvaise grâce.) Mon refus est définitif.

Sur ce, il se lança dans la contemplation du plafond, l’air parfaitement dégagé et obtus.

« Continue ! » se moqua intérieurement Toyosuma « A cette allure, tu vas me faire emporter le round sans combattre. »

— Je comprends votre enthousiasme, Toyosuma, assura posément le Gouverneur. C’est un projet louable, auquel je souscrirais volontiers si ces événements qu’il nous est impossible d’ignorer ne le rendaient chimérique. Malgré son mépris de la simple politesse, le Commissionnaire Martin affiche la seule position raisonnable eu égard à la situation. Je suis désolé de vous décevoir, mais votre spectacle ne pourra avoir lieu cette année… Cela aura le mérite de vous laisser davantage de temps pour une autre occasion.

— C’est votre réponse ? interrogea Toyosuma.

Il sous-entendait. « Tenant compte de ce que je vous ai dit tout à l’heure ? »

— Oui.

— En ce cas…

Il se leva, traversa le cabinet, ouvrit la porte et fit mine de quitter la pièce. Il s’arrêta juste avant que le battant se fût refermé derrière lui, le rattrapa et le maintint ouvert.

— Monsieur le Gouverneur, vous ratez le bénéfice d’une propagande qui pourrait transformer le jugement des électeurs et, par là même, la sanction du Sénat. Je sais d’ailleurs que vous en êtes conscient. (Il avait appuyé les derniers mots.) Ce que vous ignorez, par contre, c’est qu’en lui refusant cette opération de relance, vous condamnez l’École, parce que le décès de son fondateur et les scissions internes sont loin de lui avoir donné ce second souffle qu’elle s’efforce d’étaler. Il me paraît équitable de vous informer de cette agonie… comme il me paraît honnête de vous avertir que ces raisons de simple survie vont nous faire combattre votre refus par tous les moyens. (Il fit une pause puis conclut :) La fin justifie les moyens, monsieur le Gouverneur… Demandez à Martin, c’est un spécialiste de l’expédient.

— Vous osez nous menacer ?! brailla le Commissionnaire.

— A ma plus grande honte et acculé, bien entendu, s’amusa Toyo.

— Mais que croyez-vous donc pouvoir faire ? Vous n’êtes qu’un puceron dans…

— Peu importe dans quoi, Commissionnaire. (Toyosuma eut un geste évasif.) Je vais juste changer les termes de la propagande.

Martin éclata d’un rire de crécerelle asthmatique.

— Faites donc ! Faites donc !

— L’École dispose d’un ansible, Martin, l’ignoriez-vous ? Si vous saviez comme les médias sont friands d’exactions éthiques, ces derniers temps…

Toyosuma referma doucement la porte sur les mines atterrées de ses interlocuteurs et retourna d’un pas allègre à l’École, ou du moins jusqu’à l’agrave qui l’y conduisit. Le Gouverneur devrait se débrouiller avec la Commission. Il n’aurait pas à faire le choix, mais il souffrirait, parce que la Commission n’avait aucun intérêt à attirer l’attention sur Lamar… Elle trouverait l’échappatoire.

Toyosuma dut néanmoins patienter six jours, qu’il mit à profit pour provoquer quelques sueurs, à petits coups d’ansibles, de requêtes, d’annonces et d’invitations.

Au Président du Conseil Homéocrate : « … Nous ne pouvons donc tolérer que les affaires courantes de Lamar soient gérées par le Commissionnaire Planétaire. Quelques mois seulement après l’investiture illégale du général Kyres, il apparaît que Lamar ne dispose toujours pas d’une autonomie gouvernementale… »

Au Directeur de la Commission Éthique : « … A l’évidence, le Commissionnaire Martin déborde de sa mission par un excès de zèle qui, trop souvent, prend sa source aux conflits d’ordre privé. Nous vous demandons de déléguer un enquêteur afin d’examiner le bien-fondé éthique de ses interventions dans l’administration des affaires publiques. Pourriez-vous aussi nous préciser la nature exacte des fonctions de maes Naï Semar au sein de votre organisme… »

Au recteur de l’Institut : « … Le limogeage de maes Wval ne doit pas altérer l’excellence des relations entre Chimë et Tashent. La participation d’un kineïre de l’Institut à la fête de l’École sera, outre un honneur, le meilleur gage de notre commune volonté d’harmonie. Il va de soi que nous prendrons en charge… »

Au président de la Cour Suprême : « … L’application abusive du jugement, par ailleurs suspendu depuis six mois, qui condamna Ylvain de Myve et Elynehil Mayalahani paralyse le fonctionnement de l’École en la privant de son outil de travail. Nous souhaiterions voir abroger l’embargo sur l’amplikine avant la très prochaine rentrée scolaire… »

Aux Conseillers Homéocrates : « … De porter à votre connaissance le gouvernement despotique et les décisions arbitraires qui sévissent depuis plusieurs mois sur Lamar. Nous ne pouvons exclure l’éventualité d’un référendum appelant à la révision de la Constitution lamarienne et souhaitons vous voir débattre d’une telle nécessité… »

Aux journaux holovisés de Lamar : « … Ces deux jours de spectacle, entièrement gratuits, se dérouleront au sein même de l’École le dernier week-end d’octembre… »

Au médias terriens : « … Sous réserve que nos requêtes adressées au Conseil Homéocrate, à la Cour Suprême et à la Commission Éthique suffisent à lever d’iniques décrets gouvernementaux, pour autant que le Gouverneur dirige encore Lamar… »

Toyosuma expédia aussi en trois jours plus de deux mille invitations aux notables lamariens, plus quelque cinq cents à des journalistes et critiques extra-lamariens. Il déclencha même une campagne d’affichage sur tout Lamar.

Le Gouverneur ne broncha pas. Il attendait son heure ; qui arriva sous la forme d’un discours que lui soumettait Toyosuma, quarante-huit heures avant de l’expédier dans toute l’Homéocratie. La descente aux enfers (car c’en était une) commençait par : « Au mépris des intérêts sociaux, économiques, culturels et artistiques de Lamar et confortant ses propres intérêts liés à ceux du Commissionnaire Martin, le Gouverneur interdit l’organisation de la Fête de l’École pour des raisons que l’Éthique, incessamment invoquée, est incapable de justifier… » Et le Tashent, après quatre cents lignes destructrices, terminait allègrement : « Si la Commission et l’armada du général Kyres, stationnée en orbite stellaire depuis six mois, ne viennent pas les remettre en cause, il nous reste, heureusement, assez de patience pour attendre les élections sénatoriales. Peut-être les nouveaux élus envisageront-ils d’orienter la Constitution lamarienne vers des intérêts enfin lamariens. »

A la main, le directeur de l’École avait ajouté : « J’ai d’ores et déjà une heure d’antenne sur toutes les chaînes holovisées de Lamar pour mercredi, vingt et une heures. Cette prestation sera retransmise par ansible sur cent dix-sept mondes, dont Terre et Thalie. Comment dois-je en user ? »

« quand je pense que la Commission tremble devant les articles de ce Morlane ! » songea le Gouverneur. « Jarlad va faire une jaunisse ! »

Tout compte fait, le coup de force médiatique de Toyosuma était une aubaine, ne fût-ce que parce que, pour une fois, Martin allait s’écraser et la C.E. lui lâcher la bride, à lui.

*

Le lendemain, Toyosuma arriva en retard à la convocation du Gouverneur, largement. Le Commissionnaire était présent, naturellement, mais à peine, tellement il était déconfit. Ce fut tout juste s’il marmonna une réponse au salut de Toyosuma. Le Gouverneur, par contre, était épanoui, rayonnant d’un pouvoir retrouvé.

— Vous êtes en retard de vingt minutes, fit-il remarquer.

— Et vous de six jours, répliqua tranquillement Toyo. Est-ce important ?

— N’abusez pas, Toyosuma, je…

— Vous exercez votre mandat et moi le mien, n’en parlons plus. (Toyosuma s’était fermé. Il était en position de force, et il devait le montrer.) Dois-je considérer que vous avez révisé votre décision ou puis-je retourner à mon travail ?

— Ce n’est hélas pas si simple, tempéra son interlocuteur. Vous avez eu raison de mentionner nos responsabilités respectives : vous défendez, remarquablement d’ailleurs, les intérêts de votre École, je dois veiller au bon fonctionnement d’un monde. Nos politiques diffèrent, momentanément je l’espère et, l’un comme l’autre, nous ne pouvons céder. Je ne vois cependant pas là motif à un conflit : deux personnes intelligentes et responsables doivent trouver un moyen terme qui préserve l’intégrité des deux parties.

— S’il vous plaît, monsieur, épargnez-moi ces simagrées ! Il y a six jours, vous m’avez éconduit sans vous soucier d’intelligence et de composition ! Cela s’appelle un soufflet. Dois-je vous rappeler que je n’ai que relevé le gant ?

— La métaphore est excessive…

— Non. Vous avez abusé de votre pouvoir… (En disant cela, Toyosuma jeta un sourire narquois au Commissionnaire.) J’ai usé du mien. Ce sont les excès. Maintenant, je repose ma question : la fête aura-t-elle lieu ?

— Cela dépend de vous.

Toyosuma bondit de sa chaise.

— Vous vous moquez ?!

— Votre fête ne peut que recevoir mon agrément. (Le Gouverneur consentit un sourire paternaliste.) J’envisage même d’y associer financièrement l’État. Cette… sponsorisation est ma démarche vers vous, elle résout votre problème. Il reste le mien.

— Le vôtre ?

— L’amplikine.

— Je ne vois pas où est le problème !

— A l’École, avec votre bénédiction.

Toyosuma béa admirablement.

— Comment cela ?

— Vous hébergez Ylvain de Myve et consœurs. (A son tour, le Gouverneur se leva et, comme le kineïre, posa les poings sur son bureau.) Écoutez, Toyosuma, je ne peux pas remettre l’amplikine en circulation avec cette graine d’anarchiste dans les parages ! Je ne prendrai ni le risque d’une projection sauvage, ni celui d’une provocation politique ! J’ai Dal Semys et Jarlad sur les reins, je ne tiens pas à ce que votre Bohème leur donne l’occasion de me les briser ! Alors, ou vous vous débrouillez pour convaincre vos hôtes de quitter Lamar, ou je prends le risque, et la Commission avec moi, de votre scandale médiatique ! C’est ma seule proposition. Nous sommes mercredi, il est dix heures trente-cinq standard ; vous avez moins de onze heures pour vous décider.

Toyosuma réussit à s’effondrer sur son siège avec une sincérité théâtrale. Il y resta cinq minutes dans un silence accablé, prostré, lamentable, avant de se décider à reprendre la parole :

— Je… je vais réfléchir.

— C’est ça, réfléchissez. Vous comprendrez peut-être enfin dans quelle situation vous m’avez mis.

Le directeur de l’École Tashent quitta le bureau en zombi, mais jamais zombi n’avait autant exulté intérieurement.

— Je crois que c’est gagné, soupira le Gouverneur pour Martin. (Devant sa mine renfrognée, il ajouta :) Évidemment, le départ des Bohèmes va sérieusement diminuer votre pouvoir…

— Je suis muté, de toute façon.

— Vous l’avez cherché !

— Ne vous réjouissez pas trop vite, Gouverneur. Toyosuma est un idéaliste. Même s’il opte pour le départ d’Ylvain, ce qui n’est pas évident, il vous créera d’autres ennuis.

Son interlocuteur souffla de mépris : il baignait dans la confiance et la félicité. Il y baigna deux heures, juste le temps que le doute et Toyosuma revinssent lui irriter cette tranquillité toute neuve.

Toyosuma et le Gouverneur se rencontrèrent finalement six fois ce mercredi, bien campés sur leurs positions respectives. Leurs discussions furent âpres et fort peu accommodantes, parfois brutales. En dernier lieu, il fut convenu que les quatre Bohèmes seraient raccompagnés jusqu’à leur astronef par la garde gouvernementale, dans la nuit qui précéderait l’ouverture de la tête, et que l’amplikine serait directement distribué par le Sénat. Le Gouverneur désirait aussi que l’École organisât un défilé au cœur de Lamar Dam, la nuit de l’expulsion.

— Ben voyons ! Pourquoi pas un feu d’artifice ? ironisa Toyosuma.

L’autre se rua sur cette idée délicieusement archaïque, et le Directeur de l’École convint que ce pouvait être une excellente introduction à la fête. Ils se séparèrent satisfaits, chacun convaincu d’avoir magnifiquement manœuvré, et se retrouvèrent un peu plus tard, sur la scène d’une émission holovisée, pour annoncer conjointement leur week-end kineïque.

*

Entre-temps, Toyosuma s’était offert une heure de fou rire avec Ely, Made, Ylvain et La Naïa.

— Si la Commission apprend un jour à quel jeu j’ai joué, je suis bon pour la décérébration ! s’était esclaffé le très respectable Directeur de Tashent.

— Pour ça, il suffirait qu’elle te soupçonne, tu sais ? l’avait douché Ely.

— Tu ne risques rien, avait assuré et rassuré Made. Au mieux, tu passeras pour un dindon ; au pire, pour une poire.

— Tu parles d’une joie ! Je me demande si je ne préfère pas la décérébration…

— Tellement de gens et d’institutions vont se faire ridiculiser, Toyo ! était intervenu Ylvain. L’École et toi bénéficierez de leur compassion ; profites-en donc !

— L’important, c’est que personne à l’École ne soit réellement dupe, avait appuyé La Naïa. Il vaut mieux être un héros chez soi, même couillon ailleurs, que l’inverse.